DES POLITIQUES DE LA SURVEILLANCE

Jan 10, 2020 | 0 commentaires

Entretien entre Juan Branco et Noam Chomsky

2014

MIT, Boston

Jour 1

Noam Chomsky : J’ai appris que vous travailliez avec Julian Assange. Par curiosité, en Europe, comment les personnes de votre âge réagissent aux révélations de Snowden ?

Juan Branco : C’est très intéressant : au sein des élites, dans les meilleures universités, il y a débat – pas tant que ça sur Snowden, qui est une figure acceptée, il est généralement bien considéré – mais plutôt sur des personnes comme Assange, qui font plus polémique. Certains se demandent si leurs actes sont bons, s’ils peuvent être défendus ou pas… il y a des débats et des doutes.

Noam Chomsky : Quels types de critiques reviennent ?

Juan Branco : Ces personnes doutent des raisons de son action, se laissent influencer par les procédures judiciaires… Par exemple, ils considèrent que la « raison d’Etat » est une justification valide.

Mais c’est vraiment au sein d’élites très étroites. Et plus on s’éloigne des élites, plus on s’enfonce plus profond dans le pays, plus ces figures sont admirées.

Noam Chomsky : Je pose la question, car j’ai mené une petite expérience avec mes petits-enfants et leurs amis, qui ont la vingtaine et ils ne semblent pas s’intéresser à ça. Ils disent : « C’est plutôt intéressant, mais on poste tout sur Facebook de toute façon… alors on s’en fiche si le gouvernement…»

Juan Branco : C’est tout le sujet de notre discussion : Comment en est-on arrivés à une telle acceptation de ce contrôle ?

Noam Chomsky : Les adolescents et les personnes dans leur vingtaine sont très exhibitionnistes. Ils ne semblent pas s’inquiéter que quiconque puisse savoir tout ce qu’ils font.

Juan Branco : Il y a une distinction à faire : de nombreux jeunes, même s’ils ne sont pas politisés, voient ces lanceurs d’alerte comme des héros, mais cela ne provoque pas une mobilisation chez eux. Cela reste une simple perception.

Noam Chomsky : Les gens sont-ils surpris par ces révélations ?

Juan Branco : Oui, le discours des personnes comme Assange…

Noam Chomsky : Ils suivent WikiLeaks ?

Juan Branco : Oui, ils sont au courant, mais cela a longtemps été perçu un peu comme de la paranoïa. C’est pour ça que les révélations de Snowden ont été si importantes, car elles ont légitimé le discours de ceux qui s’inquiétaient à propos d’Echelon [ndt : une base d’interception des satellites de télécommunications commerciaux], et de la surveillance de masse.

Noam Chomsky : Oui, ils étaient sur quelque chose de très grand. Ils ne se doutaient pas à quel point…

Juan Branco : J’ai vu que vous aviez signé le manifeste pour soutenir Snowden. Pourquoi l’avez-vous fait ?

Noam Chomsky : Je l’ai immédiatement signé. J’ai tout de suite pensé que ce qu’il faisait était extrêmement important.

Juan Branco : Vous y êtes-vous intéressé en tant qu’étasunien, ou plutôt d’un point de vue plus global ?

Noam Chomsky : Tous les gouvernements ont plus ou moins les mêmes pratiques. Quelques-unes des révélations intéressantes de Snowden concernaient l’Angleterre. Il s’est avéré qu’en Angleterre, son gouvernement, avait demandé aux États-Unis d’utiliser leur technologie de pointe pour espionner les citoyens britanniques. Tous les systèmes de pouvoir veulent des informations exhaustives sur leurs ennemis. Et le peuple est un de leurs principaux ennemis. C’est ancestral.

 Je ne sais pas si vous en avez étudié l’histoire, mais l’un des principaux livres sur le sujet est celui d’Alfred McCoy. Vous connaissez ? Ses recherches sur les Philippines ? Les États-Unis ont été pionniers dans ce domaine, il y a une centaine d’années, lorsqu’après avoir conquis les Philippines, et tué environ cent mille personnes, ils ont dû remettre de l’ordre dans le pays. Avec les meilleures technologies de l’époque, ils se sont efforcés de rassembler des tas d’informations, principalement sur les élites philippines, car ils n’avaient pas la technologie nécessaire pour couvrir plus de monde. Ils ont compris que s’ils avaient assez d’informations sur ces élites, ils pourraient les utiliser pour saper l’organisation sociale, pour discréditer des gens, pour inciter les gens au conflit, et essentiellement détruire les mouvements indépendantistes et nationalistes. Cela a bien fonctionné. Si bien, que si l’on regarde l’Asie de l’Est aujourd’hui, – de l’Est et du Sud-Est – on peut voir ce qui est devenu, de façon célèbre, le « miracle asiatique », avec une exception : les Philippines. Elles n’en font pas partie. Sous le contrôle des États-Unis pendant un siècle, les Philippines sont restées un pays du tiers monde qui n’a pas prospéré. Cela va même plus loin : à l’aide d’une propagande étonnamment efficace, les Philippins ont été si endoctrinés qu’ils ont tendance à soutenir les États-Unis et leurs crimes, contre le reste du monde, alors qu’ils en sont les principales victimes. C’est un véritable exploit. Cela fait maintenant plus d’un siècle. Or, comme l’explique McCoy, une fois développées aux Philippines, ces techniques ont été rapatriées aux États-Unis. Woodrow Wilson a commencé à les utiliser pendant la « Peur rouge », cette grande répression dans l’après Première Guerre Mondiale, puis elles ont été récupérées par le FBI, et ainsi de suite. Jusqu’à atteindre l’Angleterre. Tout système de pouvoir a peur de sa propre population, et pour de bonnes raisons. Obtenir des informations et les utiliser pour contrôler les gens, découvrir ce qu’ils font, les discréditer, les compromettre, sont des techniques très répandues.

Juan Branco : C’est ce dont je voulais vous parler.

Noam Chomsky : Au fait, avez-vous lu les rapports d’il y a environ deux jours sur les 42 agents du renseignement israéliens ? Vous avez vu ça ? Regardez ce qu’ils décrivent. Le travail qu’ils ont accompli, c’est exactement ce que McCoy décrit aux Philippines, il y a un siècle. Bien sûr, maintenant on peut surveiller tout le monde, pas seulement les élites. Donc on peut être au courant des activités de toute la population des territoires occupés. On sait si telle ou telle personne a une liaison homosexuelle – cela peut servir pour le forcer à devenir un collaborateur – on peut aussi discréditer un activiste dans sa communauté, etcetera. C’est la même chose, en plus sophistiqué.

Juan Branco : Snowden réussit à contrer ces outils surpuissants qui se sont pas à pas accumulés. Comment expliquer qu’il réussisse à s’opposer à l’accaparement de l’espace public, au discours de l’État ?

Noam Chomsky : Remarquez qu’il paye un lourd tribut. Souvenez-vous, il y a un an, quand Evo Morales est allé le voir en Russie. Les pays européens ont tellement peur des États-Unis…

Juan Branco : Oui, la lâcheté européenne est incroyable ! Ils ont si peur que des pays comme la France n’ont pas voulu autoriser l’avion à traverser leur espace aérien de peur de fâcher les États-Unis. Quand l’avion a finalement atterri en Autriche, la police autrichienne a envoyé un agent à l’intérieur. C’était un avion présidentiel !

Noam Chomsky : C’était une grossière violation de tous les principes démocratiques, mais personne ne s’est plaint, parce qu’ils sont tous terrifiés par les États-Unis.

Juan Branco : Et en même temps, on peut voir que le discours de Snowden et la dénonciation générale de ces méthodes sont très pénétrants, et le contre-discours de l’Etat n’a pas l’air de fonctionner.

Noam Chomsky : Comme vous l’avez dit, à un certain niveau, ça fonctionne, certains affirment que la « raison d’Etat » justifie tout cela. Regardez Israël par exemple. Ces réservistes dont je parlais se font accuser par toutes les forces politiques, du parti travailliste, qui est censé être de gauche, jusqu’aux partis de droite, tous…

Juan Branco : C’est intéressant, par exemple en Israël, il y a peut-être vingt ans, on pouvait débattre publiquement sur ces politiques.

 Noam Chomsky : Les pays changent.

Juan Branco : Qu’est-ce qui amène ce changement ?

Noam Chomsky : L’occupation. Cela avait été prédit, dès le début, dès 1967. Il y a une figure très respectée en Israël, Yeshayahu Leibowitz, je ne sais pas si vous en avez entendu parler, il était considéré comme un sage traditionnel, un spécialiste du Talmud, un biologiste, un universitaire de Tel Aviv très respecté. Il l’avait dit tout de suite, et de manière plutôt réactionnaire, d’ailleurs… C’est un homme de traditions, qui faisait partie de la culture traditionnelle juive. J’ai eu des entretiens avec lui. Il condamnait fermement l’occupation, je lui ai demandé ce qu’il pensait de l’effet qu’elle pouvait avoir sur les arabes, il m’a répondu qu’il s’en fichait, que seul lui importait le sort des juifs. Il parlait de son grand-père, de son arrière-grand-père, mais les autres ne comptaient pas. Et pourtant, il indiquait que l’occupation était mauvaise pour les juifs. Il a immédiatement pointé du doigt que l’occupation allait faire des juifs ce qu’il appelait des « judéo-nazis ». Ils allaient devenir des nazis car lorsqu’on opprime quelqu’un, il faut trouver un moyen de se justifier, et rapidement on invente une justification, on l’internalise, et on tombe très vite dans un racisme délirant. C’est ce qu’il avait prédit en 1967 ou 1968, et nous en sommes témoins aujourd’hui. Ces dynamiques sont parfaitement prévisibles. Voilà ce qui arrive lorsqu’on écrase quelqu’un. Personne ne dit : « Je suis un monstre, donc je vais l’écraser ». On dit plutôt : « Je fais cela pour leur propre bien, ce sont eux qui posent problème. » Le problème en réalité, pour les appareils de pouvoir coercitifs, pour ces « bonnes âmes » qui y participent… et bien, c’est que les gens résistent. Ce qui amène à des personnes comme Golda Meir, la célèbre femme d’État israélienne, à dire qu’elle déteste les arabes « car ils nous forcent – nous, merveilleux juifs – à leur tirer dessus, ce que nous ne souhaitons pas faire, car c’est immoral. » Un raisonnement qui de nos jours, est très répandu. Qui fait partie des dynamiques d’oppression. C’était la même chose avec les propriétaires d’esclaves. Et même avec les parents et leurs enfants, souvent. Bien sûr, il y a des situations pathologiques, mais c’est inhérent à la domination et au contrôle. On ne peut accepter… Très peu de gens peuvent se regarder dans le miroir et se dire : « Je suis un monstre. » Ce qu’ils veulent, c’est se regarder et se dire : « Je suis bienveillant et décent et je suis obligé de faire des choses désagréables car ils sont mauvais. »

Juan Branco : Est-ce que vous voyez un moment de déclenchement similaire aux États-Unis ?

Noam Chomsky : Aux États-Unis et dans d’autres parties du monde. Cela remonte aux origines-mêmes de la société. Bien entendu, la société des États-Unis d’Amérique s’est construite sur deux principes fondamentaux : l’extermination de la population aborigène, et l’esclavage. Et on a justifié les deux. Quand j’étais enfant, nous jouions aux cow-boys et aux indiens, et nous étions les cow-boys, qui tuaient les indiens, car nous devions nous défendre contre ces terroristes. Peut-être que les enfants y jouent toujours ainsi, je ne sais pas, mais en tout cas j’ai grandi dans cet environnement d’oppresseurs, similaire à celui qui s’est développé pour justifier l’esclavage. Aujourd’hui, le « problème » avec les Noirs, et même Obama le dit, c’est qu’ils ont une « mauvaise culture ». Et pourquoi ça ? Serait-ce lié aux cinq cents ans d’esclavage, et aux séquelles qui sont toujours bien réelles ? Non, c’est juste parce qu’il y a quelque chose de « mauvais » en eux. C’est ainsi que l’on créé des systèmes de contrainte. Regardez. Dans les années 1960, un de mes amis travaillait pour la RAND Corporation, un institut de recherche sur la gouvernance, Tony Russo – qui a ensuite eu un rôle dans la divulgation des Pentagon Papers. Deux ans avant ce scandale, il m’avait envoyé un tas de documents, qui étaient très intéressants. La RAND Corporation avait traduit de la littérature japonaise antirévolutionnaire des années 1930, car ils s’intéressaient à leurs techniques de contre-insurrection. C’était assez passionnant, bien sûr, car les États-Unis ont utilisé ces mêmes techniques au Vietnam : elles sont universelles. Mais ce qui est vraiment intéressant, c’est que dans ces documents internes, qui n’étaient pas destinés au public, et dans lesquels les dirigeants japonais discutaient entre eux, sans raison de mentir ou quoi que ce soit, on découvrait qu’ils se décrivaient comme le peuple le plus noble, qui tentait d’apporter aux chinois le paradis sur Terre, et de les défendre contre leurs « bandits », c’est-à-dire les nationalistes et bien sûr les communistes, qui essayaient d’empêcher le Japon d’apporter tous les avantages de la technologie avancée, une civilisation développée à ces ahuris. Et ils prétendaient se sacrifier pour la cause, etcetera. Pendant cette période, les japonais commettaient d’horribles atrocités, tous les massacres de Nankin, ce genre de choses, en Chine et en Mandchourie.

Aujourd’hui, c’est la même chose, version étasunienne. J’ai lu une critique récemment dans le Times – je crois que c’était dans le supplément littéraire du Times – écrite par un très bon historien spécialiste de l’impérialisme, un reporter connu. Sa critique portait sur deux livres à propos de l’empire britannique, jusqu’au milieu du 19e siècle. Il indiquait que « si nous, britanniques, voulions un jour affronter l’histoire de notre propre empire, nous serions obligés de mettre nos héros au même niveau que les génocidaires du 20e siècle. » Mais, cela n’arrivera pas de sitôt. Aujourd’hui, ils sont encore des héros.

Juan Branco : Quelque chose m’étonne beaucoup, c’est qu’aujourd’hui les membres du Sénat et du Congrès aux États-Unis acceptent l’idée d’être surveillés, et ne font rien contre cela. Auparavant, on s’en souvient, quand cela arrivait, dès que des personnes essayaient d’obtenir des informations de manière illégale, cela pouvait faire tomber le Président. Alors qu’aujourd’hui, ils savent très bien qu’ils sont contrôlés, surveillés, espionnés, et ils ne font rien.

Noam Chomsky : Oui, mais s’ils sont contrôlés, c’est avant tout par le capital de sociétés privées. Ils ne sont pas contrôlés par la Maison-Blanche, qui n’a d’ailleurs que très peu de pouvoir sur eux. D’ailleurs regardez le scandale du Watergate. Pourquoi est-ce que cela a fait tant de bruit ? Pensez-y, Nixon était un truand. Il avait une liste d’ennemis. C’est terrible. Comment pouvait-il avoir une liste d’ennemis ? J’y figurais. Mais rien n’en a jamais découlé. Si cela a fait scandale, d’ailleurs, ce n’est pas parce que j’y figurais, mais parce que des personnes comme le directeur d’IBM y figuraient, comme McGeorge Bundy [ndt : un homme politique du Parti Démocrate]. « Comment peut-on traiter des gens importants de mauvaises personnes, les mettre sur des listes d’ennemis fut-ce même en privé ? » C’est horrible. Nixon avait une bande de truands qui se sont introduits dans le bureau du psychiatre de Daniel Ellsberg.

[ndt : un employé de la RAND Corporation, à l’origine des Pentagon Papers]

. Ok, c’est un crime, mais réfléchissez : ce n’est pas un grand crime. Regardez ce que faisait Nixon à l’époque. Dans les grands crimes qui étaient alors commis, il n’y a pas le Watergate. À la même période que le scandale du Watergate, exactement au même moment, il y a eu d’autres révélations : le COINTELPRO [ndt : Counter Intelligence Program] par exemple. C’était un programme de la police politique nationale, le FBI, qui a traversé quatre administrations différentes. Il a commencé sous Eisenhower, a continué sous Kennedy et Johnson, et il était toujours en cours sous Nixon. Il a commencé par des attaques subversives envers le Parti Communiste, puis envers le Parti Indépendantiste de Puerto Rico, le mouvement amérindien, et rapidement envers la gauche. Ce programme a été mis en place précisément à l’époque dont nous parlons. Toutes les techniques possibles étaient utilisées pour compromettre, discréditer et détruire la moindre contestation. C’était très grave. L’une des cibles principales était les nationalistes noirs. Ils étaient tout simplement massacrés. L’une des pires affaires intervenues au moment du Watergate a été le meurtre d’un organisateur du Black Act, Fred Hampton, à Chicago, par la police municipale, avec des méthodes comparables à celle de la Gestapo. La police l’a attaqué à quatre heures du matin, l’a assassiné dans son lit – il avait probablement été drogué auparavant – et a assassiné la personne qui était avec lui. Tout cela avait été organisé par le FBI, qui avait d’abord tenté d’organiser cet assassinat par l’intermédiaire d’un autre groupe de Noirs, mais ces derniers avaient refusé, donc ils ont organisé cela avec la police. C’est exactement le style de la Gestapo, mais exécuté aux Etats-Unis, vingt-ans plus tard, contre une personne qui rassemblait la communauté noire. Ce seul évènement est bien pire que toute l’affaire du Watergate. Personne n’en a jamais parlé, pourtant. Moi-même, je n’ai rien entendu à ce sujet à l’époque. Et j’ajouterais que même cela, ce n’est rien. Un des pires crimes sous l’administration Nixon, c’est le bombardement du Cambodge. Le Cambodge rural a été autant bombardé que tous les ennemis des alliés dans la zone Pacifique durant la Seconde Guerre Mondiale. Le Cambodge rural. Les ordres de Nixon, transmis par son loyal serviteur Henry Kissinger, étaient : « Tout ce qui vole contre tout ce qui bouge. » C’est un appel au génocide sans précédent dans l’Histoire. Si l’on avait trouvé ce genre de documents concernant Hitler, par exemple, ou Milosevic, tout le monde aurait été ravi. Mais il n’y en a pas. Il y en a seulement sur Henry Kissinger et Richard Nixon. Ça intéresse quelqu’un ? Non. Le Watergate a été considéré comme un crime car il a légèrement nui à des personnes importantes. Et dès lors qu’une légère nuisance est causée à des gens importants, cela veut dire que les fondations de la république s’effondrent.

Juan Branco : Vous ne pensez pas qu’aujourd’hui, ils se sentent concernés par la NSA aussi ?

Noam Chomsky : En quoi sont-ils contrôlés ? Suis-je contrôlé par la NSA ? Et vous ? D’accord, s’ils le veulent, ils ont accès à mes e-mails, ça ne me plaît pas, mais je n’y prête pas attention, et les membres du Congrès non plus. Ils étaient surveillés par le FBI, bien avant la NSA. Hoover [ndt : président des États-Unis de 1929 à 1933] utilisait les techniques élaborées aux Philippines, pour obtenir des informations sur tout le monde à Washington. C’était juste une des modalités d’action du FBI parmi tant d’autres : essayer d’obtenir des informations sur les personnes impliquées en politique afin de les faire chanter. On pouvait aller voir un sénateur et lui dire : « Écoutez, si vous faites ceci ou cela, je vais… » On faisait des sous-entendus, on ne tenait pas de propos directs. On sous-entendait que l’on pourrait révéler le fait qu’il ait une liaison avec sa secrétaire, afin de le faire taire. Ce genre de contrôle existe depuis toujours… l’échelle a juste changé.

Juan Branco : C’est seulement l’extension d’une tendance préexistante, vous n’y voyez pas une rupture ?

Noam Chomsky : L’échelle est différente, mais cela reflète simplement les possibilités de la technologie. Si l’on développait un jour des techniques pour capter les ondes cérébrales, par exemple, les nombreux signaux électriques que nos cerveaux produisent, un jour peut-être, pour l’instant c’est de la science-fiction, ils pourraient ensuite nous faire du chantage si l’on pense à ceci ou cela… Ce sont les systèmes de pouvoir. C’est pourquoi l’anecdote sur les Philippines est tellement intéressante, et devrait être étudiée. C’est la première version moderne de déploiement d’un dispositif de surveillance massif avec la technologie de pointe de l’époque. C’était aux Philippines, et cela a été incroyablement efficace. Après cent dix ans, les Philippines subissent toujours les effets de ces dispositifs et sont toujours sous contrôle. D’une manière qui est unique dans cette région du monde. C’est dramatique.

Juan Branco : Pensez-vous que tous les systèmes de pouvoir… Ces asymétries, cette propagande et ce contrôle de masse sont-ils inhérents au pouvoir ?

Noam Chomsky : Il est inhérent au pouvoir d’essayer de les mettre en place. Mais ce n’est pas inhérent d’y arriver. Cela dépend de la résistance des gens.

Juan Branco : Oui, mais vous disiez qu’il s’agit de quelque chose d’universel.

Noam Chomsky : C’est universel qu’ils essayent. C’est très difficile de trouver une structure de pouvoir, de hiérarchie et de domination, où ceux qui tiennent le pouvoir n’essaient pas d’être le plus efficace possible. Ce n’est pas totalement universel, certaines personnes refusent de faire cela, mais c’est une tendance forte.

Juan Branco : Pensez-vous que les tentatives individuelles de résistance et de subversion…

Noam Chomsky : C’est ce qui définit les mouvements populaires depuis toujours.

Juan Branco : Cela commence par les individus ?

Noam Chomsky : Cela commence avec… Ce sont des groupes organisés d’individus, cela commence donc au niveau individuel. Nous avons beaucoup plus de droits aujourd’hui qu’il y a cinquante ou cent ans, mais ce ne sont pas des cadeaux tombés du ciel, c’est toujours grâce à la lutte populaire. C’est vrai aussi pour l’abolitionnisme, les droits des femmes, l’opposition à l’oppression, la question environnementale… Tout. C’est toujours une forme d’activisme populaire.

Juan Branco : Cet activisme populaire, pensez-vous qu’il doive seulement viser à obtenir ou protéger des droits ? Ou bien pensez-vous qu’il soit dans la nature de ces mouvements de résistance – pacifiques ou pas – de prendre le pouvoir afin d’obtenir des résultats ?

Noam Chomsky : C’est une erreur, car s’ils prennent le pouvoir ils feront de même. Ce qu’ils devraient faire, c’est diluer le pouvoir afin qu’il ne soit entre les mains de personne.

Juan Branco : Vous pensez donc que l’on peut être extérieur au pouvoir et quand même…

Noam Chomsky : Par exemple, la transition entre la royauté et la démocratie parlementaire est une étape importante. Elle n’élimine pas le pouvoir, mais… Le gouvernement des États-Unis par exemple, a bien moins de pouvoir qu’un roi il y a quatre cents ans.

Juan Branco : Mais le pouvoir est-il en train de revenir au peuple, ou aux intérêts privés que vous dénonciez, qui se servent du pouvoir comme un relais ?

Noam Chomsky : Il existe des mécanismes de contrôle populaire sur les actions du gouvernement. Il y a des contraintes. Et ça fonctionne. Peut-être pas assez bien, mais ça fonctionne. Prenons l’exemple de la guerre du Vietnam. Elle s’est déployée dans les années 1960. Au début, il n’y avait presque pas d’opposition, et c’était choquant. Mais enfin, à la fin des années 1960, l’opposition s’est développée. Mais en parallèle, l’administration Johnson a commencé à rencontrer des problèmes financiers. Et il n’a pas réussi à mettre en place ce qu’on appelle la « Guns and butter war ». Pendant la Seconde Guerre Mondiale, les gens étaient très engagés dans la guerre, il y avait eu une mobilisation nationale, et en parallèle, les gens acceptaient le contrôle des salaires, le rationnement. On ne pouvait pas conduire, on ne pouvait pas manger de viande, etcetera, mais les gens acceptaient quand même de partir en guerre. Si Johnson avait pu appeler à une mobilisation nationale, le Vietnam, qui a été pratiquement détruit, aurait été pulvérisé. Mais il n’a pas pu le faire. Trop d’opposition. Et le résultat, cela a été la « stagflation », une combinaison entre la stagnation et l’inflation. Le monde des affaires n’a pas aimé ça. Et en 1968, après l’Offensive du Têt – qui montrait que la guerre allait durer longtemps – les hommes d’affaires se sont retournés contre la guerre et ils ont eu une influence qui a forcé Johnson vers la piste des négociations. La situation commençait à leur causer du tort à cause de l’opposition populaire, et cela est même allé plus loin.

Prenons les Pentagon Papers, c’est très intéressant. L’une des parties les plus intéressantes se trouve à la toute fin. Les Pentagon Papers se terminent mi 1968, c’est de l’histoire interne. C’est donc après l’Offensive Têt, qui est un évènement très importan. Johnson, le Président, voulait envoyer plus de troupes au Vietnam. Les chefs militaires y étaient opposés. Ils ont dit : si l’on fait cela, il y aura des problèmes au niveau national. Nous allons avoir besoin de ces troupes pour le maintien de l’ordre aux États-Unis. Il va y avoir un soulèvement des jeunes, des femmes, et de beaucoup d’autres. Nous allons avoir besoin de nos troupes pour le contrôle civil. C’est un indicateur. Et cela a été efficace. Le mouvement populaire a réussi à faire plier l’appareil militaire et économique. D’ailleurs, si l’on revient sur l’Allemagne nazie, un État totalitaire, on trouve à peu près la même chose. Si ce n’est déjà fait, lisez les mémoires d’Albert Speer [ndt : ministre du Troisième Reich]. C’est sur l’économie nazie… Ses mémoires sont plutôt intéressantes. Ce qu’il dit est probablement vrai. Il dit que l’effort militaire a été entravé par le fait que la population n’était pas très engagée dans la guerre. Cela a mené à une guerre du budget [ndt : entre les dépenses militaires et les dépenses civiles], et il a fallu calmer la contestation populaire, ce qui a enlevé des ressources à la guerre. Albert Speer affirme qu’il a perdu environ un an, je ne sais plus exactement. Si c’est vrai, c’est peut-être ce qui a fait la différence entre la victoire et la défaite. L’Allemagne était bien plus avancée technologiquement que l’Ouest. L’avion à réaction, les roquettes, et cetera. Ils ont simplement été submergés par les masses populaires, tout comme les russes, mais s’ils avaient eu plus de temps, qui sait, ils auraient peut-être gagné la guerre. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut pas simplement ignorer la population. Il y a beaucoup d’avancées, comme de nombreux droits humains, qui ne sont pas parfaits mais représentent un grand progrès au fil des siècles, qui en sont nés.

Juan Branco : Vous pensez que les actions individuelles de Snowden et d’Assange – pas vraiment individuelles, mais partant d’une communauté – pourront changer les choses dans le futur ?

Noam Chomsky : Cela dépend de nous. Ils ont fait ce qu’ils ont pu. A partir de là, cela dépend des personnes qui ont reçu ces informations grâce à leurs actions courageuses. Si nous décidons de ne rien faire, alors ça ne changera rien.

Juan Branco : Aux États-Unis, cela n’a rien changé jusqu’à maintenant ?

Noam Chomsky : Pas grand-chose. Enfin, certaines choses, par exemple, il y a maintenant quelques limites à l’action du gouvernement. Pas beaucoup, mais quelques-unes. Cela pourrait être mieux, mais cela dépend de nous. Pareil en France, en Italie, et partout ailleurs. Rappelons qu’il y a d’autres gouvernements qui font les mêmes choses, mais seulement pas à la même échelle.

Juan Branco : Il y a cinquante ans, vous étiez un ennemi public, aujourd’hui, Snowden en est un. Un ennemi public de l’intérieur. Pensez-vous qu’il y en aura encore dans cinquante ans ? Que c’est quelque chose de permanent ?

Noam Chomsky : Même réponse. Cela dépend de nous.

Juan Branco : Mais pensez-vous qu’il puisse y avoir une société dans laquelle…

Noam Chomsky : Bien sûr, il peut y avoir des sociétés plus libres. D’ailleurs, dans le passé, Snowden aurait peut-être simplement été assassiné.

Juan Branco : Oui, c’est une question que je voulais vous poser.

Noam Chomsky : C’est une évolution selon moi. Mais même s’il est… Les États-Unis vont tenter de l’attraper de toutes les manières possibles, mais s’ils y parviennent, ils ne l’assassineront pas. Ils vont l’emprisonner à vie.

Juan Branco : Pour en faire un exemple ?

Noam Chomsky : Principalement par vengeance. C’est souvent par pure vengeance. Cela se vérifie avec ce qui est arrivé à Daniel Ellsberg, par exemple. Ils ont essayé de le condamner, mais le procès est tombé à l’eau à cause des crimes de Nixon. J’ai vu cela de mes propres yeux, je témoignais au procès, quand le juge a ordonné une suspension d’audience. Il est parti, est revenu, et a annulé le procès. Ce qu’il s’est passé, c’est que Nixon avait essayé de le soudoyer, en lui offrant un poste de direction au FBI, ou quelque chose comme ça… Il ne pouvait donc plus présider le procès et l’a annulé. Ellsberg n’a donc pas été condamné, mais il n’a pas été assassiné non plus. Par contre, il a été puni. Il n’a plus jamais retrouvé de travail, ses anciens associés se sont retournés contre lui, ont cessé de lui parler. Il vit un peu au jour le jour. C’est donc principalement de la vengeance. On ne brise pas ses amis.

Juan Branco : Oui, et la question est le rapport à la légalité de la résistance. Pas seulement au sujet de Snowden et son action ponctuelle, mais maintenant, afin de changer le système, devons-nous respecter le cadre de légalité qui nous est imposé ?

Noam Chomsky : Vous savez, c’est… une « hypothèse nulle ». A moins qu’il y ait un argument contraire, il faut respecter la Loi. Donc, si je conduis jusqu’à chez moi ce soir, et qu’il y a un feu rouge, je m’arrêterai. Par contre, si je vois que de l’autre côté de la rue, quelqu’un se fait assassiner, peut-être que je vais passer et griller le feu. On obéit normalement aux lois à moins qu’il y ait une bonne raison de ne pas le faire. Et de nombreuses lois sont inacceptables, elles ne devraient pas exister. Et les pires contrevenants à la loi sont en fait les puissants. Quelques amis et moi-même avons écrit une lettre dans le New York Times aujourd’hui, qui souligne « l’évidence » : à savoir que tous les débats sur le fait qu’Obama devrait ou pas demander au Congrès l’autorisation pour faire la guerre en Syrie sont complètement insignifiants. Il y a de plus grandes lois, des lois réelles, des traités en vigueur supérieurs à la Constitution. Le plus important est la Charte des Nations Unies, qui interdit la menace ou l’usage de la force. Un État respectueux de la loi ne serait pas en mesure de remettre en question ces conventions, mais un Etat-voyou, comme les États-Unis, où personne ne se soucie de la loi, agit comme bon lui semble. Les débats sur l’instrumentalisation de légalité interne au sujet de cette intervention armée ne devraient pas même intervenir : ils sont insignifiants au regard des éléments plus larges.

Jour 2

Juan Branco : Vous nous avez parlé, hier, de la continuité entre les pratiques mises en œuvre par les États-Unis aux Philippines au début du 20e siècle, et la surveillance de masse qui existe aujourd’hui. Vous avez également expliqué que ce contrôle de la population, et plus généralement la confrontation entre l’Etat et la population étaient très enracinés dans la culture des États-Unis, avec par exemple le génocide des Amérindiens, ainsi que d’autres événements. Considérez-vous que cette surveillance de masse est simplement l’un des outils qui participent à cette « gouvernementalité », pour reprendre l’expression de Foucault, qu’il y a juste une différence d’échelle, mais rien de réellement nouveau ?

Noam Chomsky : Eh bien, des différences quantitatives peuvent parfois devenir des différences qualitatives. Je pense que c’est essentiellement une différence d’échelle. Comme je vous le disais, les pratiques développées pour contrôler la population philippine au début du 20e siècle – principalement l’élite, pas tellement la paysannerie, celle-ci on ne s’en souciait pas – ont brisé les mouvements nationalistes de façon très efficace, et ont imposé un système dominé par les États-Unis. Ce fut si efficace, qu’il est toujours en place actuellement. Les Philippines sont de ce fait devenues une sorte d’exception en Asie de l’Est et du Sud-Est, la seule région qui ne s’est pas vraiment développée, qui a connu beaucoup de difficultés, de brutalités.

Après la seconde guerre mondiale, les États-Unis ont commandité de violentes opérations anti-insurrectionnelles dans le but d’écraser les rébellions paysannes indépendantes, mais le système s’est bien maintenu et il a été immédiatement appliqué aux États-Unis. Après la peur rouge dont nous parlions, le FBI a commencé à utiliser les mêmes techniques principalement destinées à l’élite politique, pour faire en sorte que les sénateurs, les membres du Congrès et d’autres, ne sortent pas du rang. Ils avaient tellement d’informations à leur sujet qu’ils pouvaient les utiliser pour les calomnier, les diffamer, lancer des rumeurs, etc. Et dès les années 1960 et 70, cela a commencé à s’appliquer à toute la population. C’était le COINTELPRO : des opérations, – au départ, sous l’autorité des gouvernements démocratiques dans les années 60, puis sous Nixon, avant qu’il ne soit destitué par la Cour – des opérations très similaires, mais cette fois, dirigées contre les mouvements amérindiens, la nouvelle gauche, les mouvements nationalistes noirs, les mouvements féministes… Ce fut assez grave, assassinats politiques, suicides forcés, dissolution de groupes… Ce fut une énorme opération. C’est plutôt horrible quand on y pense. En dehors de l’Allemagne de l’Est et des régimes équivalents, il est difficile de nommer une opération comparable dans le monde occidental, mise en place par l’État, par une police politique nationale – le FBI – sous les ordres de l’exécutif ; destinée à briser l’activisme populaire, qui représentait une force considérable dans les années 1960-1970, et dont les méthodes étaient très efficaces. Cela se fait maintenant sur une plus grande échelle. Mais, c’est ce à quoi il faut s’attendre de la part d’un système de pouvoir : plus ils ont d’informations sur les gens, plus ils sont en mesure – du moins c’est ce qu’ils pensent – de les surveiller, de les contrôler et de les compromettre si nécessaire.

Juan Branco : Il y a donc cette idée que l’information, c’est du pouvoir, et votre activisme est très lié à cette idée qu’il faut responsabiliser les gens en leur fournissant des informations précises sur le monde, sur les différentes structures de pouvoir. Pensez-vous que le secret est indispensable pour former un pouvoir ?

Noam Chomsky : Ce qui est secret est précieux. En fait, les États-Unis sont une société exceptionnellement ouverte. Nous avons davantage accès aux dossiers de planification internes aux États-Unis que n’importe quel autre pays, à ma connaissance. Ce n’est pas parfait, mais c’est important. Et quand on parcourt ces tas de documents internes secrets, comme j’ai souvent pu le faire, ce qui est frappant, c’est que très peu de ces documents traitent de vrais problèmes de sécurité. La plupart traitent de la défense de l’Etat contre la population. Après tout, il faut se rappeler qu’il existe tout un panel de théories libérales progressistes sur la démocratie, qui sous-tend que les gens ne devraient pas savoir. Cette idée est ouvertement exprimée par les principaux intellectuels du 20e siècle aux États-Unis : Walter Lippmann, une figure très respectée, un progressiste, à la Wilson, à la Roosevelt, à la Kennedy, et l’un des principaux commentateurs des affaires publiques, auteur de plusieurs essais sur la théorie progressiste démocrate. Et il dit, je cite : « la population est composée d’outsiders ignorants et médiocres. Ils doivent être mis à leur place. Les décisions doivent être prises par les hommes responsables, des gens comme nous ». Les personnes qui écrivent ce genre de choses se trouvent toujours parmi les « hommes responsables ».  « Et nous, les hommes responsables, devons être protégés du piétinement et du rugissement de ce troupeau désemparé, de ces outsiders ignorants et médiocres. » Et le rôle de ce que Lippmann a appelé « La Fabrique du Consentement » – terme que j’emprunte dans l’un de mes livres – est de s’assurer que le public est marginalisé, mis à sa place : il peut être spectateur, mais pas participant. Les gens ont bien un rôle dans le système politique : tous les deux ans, ils sont autorisés à soutenir untel ou untel, parmi les « hommes responsables ». Ensuite, ils doivent rentrer chez eux et se taire.

Le fondateur de la science politique moderne, Herald Glasswell, un homme de gauche, progressiste selon les normes étasuniennes, a déclaré qu’il ne fallait pas se laisser berner par les « dogmes de la démocratie » ; comme le fait de croire que les gens savent ce qui est mieux pour eux. Pour lui, ce n’est pas le cas. Les gens sont trop stupides, trop ignorants. Il serait erroné de leur permettre de prendre leurs propres décisions. Ce serait comme laisser un enfant de trois ans dans la rue. Ils n’en sont pas capables, donc, pour leur propre bien, nous devons les surveiller, contrôler leurs actions, les maintenir comme simples observateurs de ce qu’il se passe dans l’arène politique. C’est à peu près la façon dont les choses fonctionnent. Si vous regardez la science politique académique aux États-Unis, l’un des sujets d’études majeurs, c’est le rapport entre les opinions publiques et les politiques publiques. C’est une discipline plutôt simple. Les politiques publiques sont facilement accessibles. Les opinions publiques sont mises en évidence par l’utilisation massive de sondages. Les sondages ne sont pas parfaits, bien sûr, mais ils sont plutôt bien conçus, et plutôt fiables. Il y a donc une masse d’informations sur les opinions publiques et les politiques publiques qui peuvent être comparées. Des résultats sont disponibles dans les travaux de référence en sciences politiques. Ces résultats indiquent que 70% de la population – les 70% les moins bien rémunérés – sont complètement privés d’influence. Leurs opinions n’ont absolument aucun effet sur les politiques publiques. Leurs représentants ne leur accordent aucun intérêt. Peu importe donc leurs idées, elles sont ignorées. Lorsque l’on grimpe sur cette échelle, on gagne un peu d’influence et le rapport entre vos opinions et les politiques publiques augmente. Quand on monte tout en haut l’échelle, c’est-à-dire quand on atteint la fraction des 1%, on fait pratiquement la politique soi-même. On obtient ce que l’on veut. Il y a parfois quelques exceptions, mais c’est à peu près ça. Très récemment, une étude a été publiée par l’Université de Princeton. Les plus éminents spécialistes des sciences politiques y ont travaillé pendant des années. Ils ont étudié environ 1700 grandes décisions de politique publique, pour déterminer qui avait de l’influence. Mêmes résultats. En gros, le public n’avait aucune importance. Pratiquement tout le monde était exclu du système politique. Sauf en ce qui concerne le monde des affaires. Les très riches ont énormément d’influence. En fait, ils font la politique puisqu’en général, ce sont eux-mêmes ou leurs représentants qui en déterminent les cadres : quelqu’un comme Henry Kissinger, par exemple, qui était le représentant du système économique au sein du pouvoir, l’exemplifie. Il était un fondé de pouvoir.

C’est comme ça que ça fonctionne. C’est considéré comme normal, y compris dans les théories démocrates progressistes. Pour le bien de la population – c’est toujours par pure bonté – on affirme qu’on ne peut pas laisser ces « outsiders ignorants et médiocres »  prendre les mauvaises décisions. Ce serait terrible.

Juan Branco : Prenons l’exemple de Snowden. Il a divulgué tous ces documents… Mais même si ces informations atteignent le public, ce qui n’est pas sûr, – et nous ne savons pas si le public est pleinement conscient des implications politiques de ces décisions – pensez-vous que cela pourrait avoir un effet de responsabilisation sur les masses ? Ou bien sont-elles de toute façon trop marginalisées par ce système ? Et que seules les classes supérieures pourraient bénéficier de ces informations?

Noam Chomsky : Je pense que l’intensité passionnelle des attaques sur Snowden est révéélatrice… Dès le début, des personnes très haut placées ont dit : « Nous le poursuivrons jusqu’au bout du monde » « Nous l’attraperons, peu importe où il se trouve ». Cela montre à quel point ils ont eu peur. Cela montre leur paranoïa. Si au plus haut niveau, par exemple la Maison Blanche, et cetera, on l’avait simplement ignoré, tout cela aurait pu disparaître. C’est tout à fait possible. Leur propre paranoïa pourrait donc causer leur chute, en quelque sorte. Enfin, nous ne sommes pas sûrs de l’impact que cela aura. Il y a eu un impact au Brésil par exemple, une visite  présidentielle a été annulée. Cela n’a pas brisé les relations entre les pays, mais cela leur a causé du tort. Et n’oublions pas que la plupart des révélations de Snowden ne concernent pas seulement la surveillance du public. Elles révèlent également des efforts conjoints de l’Etat et des grandes entreprises pour saper les affaires commerciales d’autres pays. Espionner les négociateurs, les transactions énergétiques, pour s’assurer que les entreprises étasuniennes aient un avantage, etc. Les grandes entreprises étrangères n’apprécient pas cela. Tout comme Merkel n’apprécie pas que quelqu’un puisse lire ses e-mails. Les puissants – individus et institutions – ont été suffisamment atteints pour qu’il y ait une réaction. Le Congrès a commencé à s’inquiéter quand il a découvert que les comités du Sénat qui étaient responsables de tout cela étaient espionnés. Il faut préciser qu’il n’y a absolument rien de nouveau là-dedans. Si l’on se penche sur la création des Nations Unies, par exemple, avec la conférence de San Francisco, en 1947,  on a rapidement découvert que le FBI avait placé des mouchards dans les bureaux des délégations étrangères, afin que les délégations étasuniennes aient un train d’avance et obtiennent ce qu’elles voulaient. Il y a eu un énorme scandale lorsque les Russes ont fait de même à l’Ambassade des États-Unis. Mais c’est monnaie courante.

Juan Branco : À cette échelle géopolitique, j’ai une question, qui revient sur ce que vous disiez à propos des Philippines et de la stratégie mise en place par les États-Unis, qui a toujours un impact, plus de cent ans après : comment expliquer que l’Amérique Latine ait eu des réactions si fortes à propos de la surveillance de masse ? Alors que nous savons bien que les États-Unis ont toujours eu beaucoup de…

Noam Chomsky : En fait, c’est un phénomène très important, d’une importance historique. Pendant 500 ans, l’Amérique Latine était plus ou moins aux mains de pouvoirs étrangers, et des élites, principalement blanches, de très petits groupes d’élites en Amérique Latine, ayant accumulé des richesses énormes, au milieu d’une affreuse et immense pauvreté, toujours sous la coupe d’un pouvoir impérial, qui a longtemps été l’Espagne, puis au cours du siècle dernier les États Unis. L’Amérique Latine était tellement acquise aux yeux des États-Unis, qu’ils n’avaient pas vraiment de stratégie pour elle. Il y en a eu tout de même, par exemple en 1945, quand les États-Unis ont commencé à s’occuper de l’organisation mondiale, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, ils ont organisé une conférence à Mexico, à laquelle les États d’Amérique du Sud ont participé, et les États-Unis ont alors imposé – à l’époque, ils pouvaient le faire – une charte économique pour les Amériques, qui interdisait le nationalisme économique sous toutes ses formes. Les pays d’Amérique Latine ont dû suivre, et devenir des sociétés complètement ouvertes. Ce qui, bien sûr, signifiait en réalité, ouvertes à l’infiltration et au contrôle des États-Unis. Et ce n’était pas réciproque. Par la suite, les États-Unis eux-mêmes ont refusé ces principes, et ont au contraire développé un fort nationalisme économique, qui leur ont permis de développer leurs technologies et les imposer, ce qui fait que vous utilisez un ordinateur, internet, et tout le reste. Ces secteurs ont été largement développés grâce à des moyens d’Etat.

A cette époque, on s’inquiétait de ce que le Département d’Etat étasunien appelait « le nouveau nationalisme » en Amérique Latine, dont le principe était que le peuple d’un pays doit être le seul bénéficiaire de ses ressources naturelles. « Nous devons écraser ça », a été la réaction. Pas de « nouveau nationalisme ». « Ce sont les  investisseurs étrangers qui sont les bénéficiaires, pas les peuples des pays. » C’était très clair. Et à cette époque-là, ça a été inscrit dans la loi.

Cela ne s’est pas fait sans violence. Notez que dans la période poststalinienne les violences et la répression dans les dépendances étasuniennes d’Amérique du Sud ont été bien pires qu’en Europe. Les intellectuels d’Amérique Latine ont commencé à être abattus par des forces armées et entraînées par les États-Unis. Même en Europe de l’Est, où ça se passait mal, la répression n’a jamais atteint les niveaux latino-américains. Les pires dictatures néo-nazies ont été installées dans cette zone, avec de la torture de masse, des disparitions par milliers, etcetera. Jusqu’à environ il y a dix ou quinze ans.

Et depuis, il y a eu un changement radical. Cela s’explique en partie par l’effet des politiques néolibérales des années 1980 et 1990. L’Amérique Latine avait respecté les règles, et s’était faite écraser. Ces règles étaient très destructrices. Les pays qui n’avaient pas suivi les règles, comme la Corée du Sud, Taiwan… s’en sont bien sortis. Mais l’Amérique Latine avait respecté les règles, et a traversé une vingtaine d’années très difficiles. Il y a donc eu une réaction à cela, et comme conséquence, une réaction contre les dictatures soutenues ou installées par les États-Unis qui les avaient appliquées. Pour diverses raisons, la dernière décennie, peut-être les dernières vingt années, l’Amérique Latine a pour la première fois de son histoire, développé des liens fertiles entre les pays qui la composent et qui étaient très divisés auparavant, ainsi qu’une certaine indépendance face aux Etats-Unis.

Et ce dont vous parliez, ce que vous décrivez– le rapport à la surveillance de masse – n’est qu’un des exemples frappants de cette émancipation, avec un autre, très frappant : les programmes de torture de la CIA. Le pire de ces programmes de torture était de loin ce qu’on appelait les « extraordinary renditions ». C’est un programme dans lequel on prend une personne qui nous intéresse, que l’on suspecte, ou dont on pense qu’elle détient des informations, on l’envoie dans nôtre dictature favorite : Assad en Syrie, Moubarak en Egypte, Khadafi en Libye, etc et on s’assure que la personne soit suffisamment torturée pour qu’il en ressorte quelque chose. Il y a environ un an, une étude est sortie sur les pays qui ont participé à ce programme. La majorité des pays d’Europe y ont participé : l’Angleterre, la Suède, l’Italie… y ont participé. Le Moyen-Orient bien sûr, puisque c’est là-bas qu’on envoyait les personnes pour qu’elles soient torturées. La plupart des pays du monde ont participé. Avec une exception : l’Amérique Latine. Ce qui est doublement remarquable. D’abord parce que l’Amérique Latine avait longtemps été arrière-cour, bien obéissante, des Etats-Unis. Deuxièmement, parce que pendant la période lors de laquelle elle a été contrôlée par les États-Unis, l’Amérique Latine a été un des centres mondiaux de la torture. Et aujourd’hui, ils refusent de prendre part à la torture organisée par les États-Unis. C’est plutôt remarquable.

Juan Branco : Même la Colombie?

Noam Chomsky : Oui, même la Colombie. Si l’on regarde… Jusque là lors des conférences hémisphériques, les États-Unis avaient toujours été donneurs d’ordres, et les autres obéissaient. Mais lors des dernières années, les États-Unis et le Canada ont été de plus en plus isolés. C’est l’Amérique Latine contre les États-Unis et le Canada. Des alliances se sont formées, la CELAC par exemple, excluant l’Amérique du Nord et rassemblant les pays d’Amérique Latine et des Caraïbes. C’est un changement considérable. Les États-Unis ont tout simplement perdu le contrôle de cette région.

Juan Branco : C’est intéressant pour les Européens, car, au contraire, c’est peut-être seulement ma perception des choses, mais l’Europe est de plus en plus soumise.

Noam Chomsky: Le cas de l’avion d’Evo Morales était assez dramatique. Il s’agit de la Bolivie, le pays le plus pauvre de l’hémisphère après Haïti, avec une majorité de personnes indigènes. Leur président va en Russie, rentre en Bolivie en avion, les pays européens ont tellement peur des États-Unis, qu’ils ne le laissent même pas laissé survoler leurs espaces aériens. Ils se recroquevillent de terreur, de peur que leur maître puisse s’énerver. Pendant ce temps,  en Amérique Latine, le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud avait défié les États-Unis. C’est remarquable.

Juan Branco : C’est aussi très inquiétant…

Noam Chomsky : Cela devrait mettre les Européens en face de leur lâcheté.

Juan Branco : Oui, il est difficile de comprendre ce qui s’est passé depuis la fin de la guerre froide, comment cet alignement s’est produit, avec, par exemple, l’entrée de la France dans l’OTAN.

Noam Chomsky : D’abord, lors de la Guerre froide, il faut se rappeler que l’une des raisons d’être de l’OTAN était de garder l’Europe sous contrôle. Tant que l’OTAN existait, l’Europe était dépendante des États-Unis. Elle a tenté de retrouver une certaine indépendance, avec De Gaulle, Willy Brandt, l’Ostpolitik, etcetera, qui étaient très craints aux États-Unis. Il y avait une peur de la «Troisième force». Il y avait la Russie, les États-Unis, et l’Europe qui pouvait devenir cette troisième force indépendante. Elle aurait pu le devenir. L’Europe est plus peuplée que les États-Unis, avec des sociétés avancées industriellement, dans bien des domaines, plus avancées que les Etats Unis. Si elle l’avait voulu, l’Europe aurait pu devenir une force indépendante, et les États-Unis ne voulaient pas ça. Je pense que la raison principale de la longévité de l’OTAN et même de son expansion, alors qu’il n’y a pas de menace russe – ils peuvent en créer une, mais c’est ridicule – la raison est donc en partie de garder l’Europe sous contrôle. Il y avait donc bien une pression, on imagine bien l’efficacité de la propagande qui a légitimé l’influence étasunienne. Si l’on se penche réellement dessus, ses fondements étaient pour le moins fragiles.


Juan Branco : 
Avec une grande dégradation de l’espace public, comme conséquence.

Noam Chomsky : Prenons la France, par exemple. C’est assez intéressant, jusqu’aux années 1970, les intellectuels français étaient les derniers staliniens du monde, des staliniens et maoïstes fanatiques. Plus personne en Occident ne croyait à ces théories, mais eux continuaient à glapir tous leurs slogans. Je m’en souviens quand je parlais avec des amis, je n’arrivais pas à croire ce que j’entendais. Parler avec les plus grands intellectuels français du génie qu’était Mao… Au milieu des années 70, il y a eu un changement radical. D’après moi, l’événement qui a marqué ce changement est probablement l’apparition de « Goulag » de Soljenitsyne. Ce livre a été traduit en français. Tout le monde l’a lu. Et comme les intellectuels français doivent être les leaders mondiaux, puisque « c’est quand même la France ! » ils ont tout à coup commencé à se présenter comme les premiers au monde qui auraient compris le mal que représentait le stalinisme. Ils se sont mis à écrire des articles, et à se gargariser sur des choses que je savais même quand j’avais 10 ans, parce que tout le monde les savait. Il y avait bien évidemment plusieurs facteurs derrière tout cela, mais il y a eu un virage parmi les intellectuels, ils sont passés d’une étrange forme de stalinisme, de tiers-mondisme, de maoïsme – pas tous bien sûr, mais beaucoup d’entre eux – à la forme de pensée la plus réactionnaire de tous les penseurs occidentaux. Et bien sûr,  tout cela en se couvrant de gloire d’avoir découvert ce que tout le monde avait toujours su. C’est assez comique de considérer leurs prédictions. Et ça continue ainsi. Il y avait un accès d’hystérie très étrange dans la culture, qu’il est intéressant d’étudier. Beaucoup des excès de l’ère postmoderne viennent de là. Des choses similaires se passaient dans les autres pays. Pour quelles raisons ? Ce serait intéressant de l’étudier… Mais les tendances sont bien claires.

Juan Branco : J’aimerais revenir sur ce dont nous avons parlé hier : comment résister de façon légale ? Devrions-nous résister légalement ? Les services secrets, par nature, échappent à la surveillance publique. Est-il possible de les contrôler via des moyens démocratiques ? Y a-t-il une contradiction à cela ?

Noam Chomsky : Ils devraient être contrôlés. Et pas seulement les services secrets, mais tous les organes d’influence. Je pense par exemple, au sujet de l’Italie, à « Gladio »

[ndt : armée secrète mise en place pendant la guerre froide]

, sur quoi on ne sait encore pas grande chose. Certaines parties en ont été révélées, qui montre que les Etats-Unis ont été liés au néofascisme et à la terreur qu’a connue l’Italie des années 1970, et probablement d’autres choses. Mais il n’y a pas eu beaucoup de recherches. Daniel Ganser, en Suisse, est l’un des quelques chercheurs qui s’y est intéressé. Mais tout cela devrait être affiché publiquement, et être sous le contrôle du public. Même chose pour les services secrets. Aux États-Unis, après les révélations sur la NSA, quelques mesures ont été prises par le Congrès pour réduire le droit du pouvoir exécutif à espionner les citoyens, mais elles ont été très limitées. Ce n’est qu’une question de pression publique. Si elle est assez forte, ces politiques peuvent être éliminées.

Juan Branco : Mais pensez-vous toujours que… Nous vivons dans une ère où l’Etat est une forme universelle de gouvernance. Avez-vous déjà remis en question la nécessité de l’État pour…

Noam Chomsky : Sa nécessité tout court ?

Juan Branco : Oui. Enfin, au niveau national seulement…

Noam Chomsky : Toute ma vie, depuis l’enfance, j’ai toujours été très attiré par les idées anarchistes. L’Etat-nation n’est pas une sorte de propriété universelle, c’est une construction spécifique, principalement européenne, qui s’est répandue dans le monde, avec les colonies et l’impérialisme européen. Et sous de nombreux aspects, c’est un système très destructeur. Prenons le Moyen-Orient, qui est en train de s’effondrer et de tomber dans le chaos. C’est largement un effet de long-terme lié à l’imposition d’un système d’État-nation par les pouvoirs impérialistes européens, principalement la France et l’Angleterre, pour servir leurs propres intérêts. Prenons l’Irak, qui a été forgé de toutes pièces par les britanniques, après la Première Guerre Mondiale, lors du découpage de l’ancien Empire Ottoman. L’Irak a été créé de manière à ce que les frontières dessinées par la Grande Bretagne assurent à l’Angleterre le contrôle des gisements pétroliers près de la frontière turque. Et le Koweït a été établi comme un protectorat britannique principalement pour emprunter à l’Irak son accès à la mer. C’est un mécanisme de contrôle. Cette construction a rassemblé des chiites, des sunnites, des kurdes et d’autres minorités, des turcs… qui n’étaient pas particulièrement hostiles entre eux, mais qui n’avaient pas grand-chose en commun. Cela a été fait par intérêt impérialiste. De même, les Français ont pris la Syrie et le Liban, et ils ont fait la même chose. Les Britanniques ont pris la Palestine pour des raisons principalement géopolitiques, pas parce que la Bible disait ceci ou cela… et toute la région s’est trouvée prise dans un tumulte permanent. Si l’on regarde l’Afrique, il y a de la violence partout. Presque toute cette violence vient du système d’Etats-nations imposés par les pouvoirs européens pour leurs propres intérêts. Ils ont dessiné des frontières qui ont brisé les tribus en morceaux et ont rassemblé des peuples qui étaient hostiles entre eux. Prenons le Pakistan et l’Afghanistan. Quand les Britanniques gouvernaient l’Inde, ils ont dessiné, suivant leurs propres intérêts, une frontière : la ligne Durand, qui séparait l’Inde britannique du reste. Cette ligne Durand sépare désormais le Pakistan et l’Afghanistan. Elle coupe à travers les territoires Pachtounes. En plein milieu. Certains Pachtounes sont au Pakistan, d’autres en Afghanistan. Quand un membre d’une tribu passe du Pakistan à l’Afghanistan, pour rendre visite à des proches, cela peut être considéré comme un geste terroriste, on peut envoyer des drones pour le tuer. Mais pour eux, c’est leur pays. Des pouvoirs impériaux l’ont coupé en deux. C’est la même chose pour les États-Unis et le Mexique, les États-Unis ont conquis environ la moitié du Mexique dans une guerre d’agression très brutale au 19e siècle. La frontière était artificielle, le même peuple vivait de part et d’autre, c’était donc une frontière très perméable. Ce n’est que très récemment, dans les années 1990, que la frontière a été militarisée. Et cette militarisation a franchi une grande étape quand l’ALENA a été promulgué. En 1994, quand Clinton a mis en place l’ALENA, à cause de l’opposition publique, il a aussi commencé à militariser la frontière, car on pouvait s’attendre à ce que l’ALENA crée d’énormes quantités de réfugiés. Les paysans mexicains peuvent être très efficaces, mais ils ne faisaient pas le poids contre l’agro-business hyper subventionné des États-Unis. Et ce qui s’est passé s’applique partout. Lorsqu’on a un flux de réfugiés, on doit militariser les frontières. Et cela créé la grande problématique des gens qui traversent les frontières… « abattez-les », « renvoyez-les », etc. c’est comme ça partout. Il n’y a donc rien de naturel dans l’Etat-nation.

On le voit bien lorsqu’on regarde l’histoire de l’Europe : les siècles lors desquels l’Etat-nation a été imposé ont été une des périodes les plus barbares de l’histoire de l’humanité. Pendant la Guerre de Trente Ans, un tiers de la population allemande a été massacré. Tout cela en partie pour imposer des systèmes d’Etat-nation. Finalement, en 1945, les européens ont bien voulu reconnaître que la prochaine fois qu’ils joueraient à leur jeu favori – s’entretuer – ce serait la fin. L’Europe a donc évolué vers une forme d’intégration qui peu à peu a commencé à éroder les frontières des Etats-nations, qui étaient généralement plutôt artificielles. Je pense que c’est une voie positive, et qu’on devrait la suivre ailleurs dans le monde.

Juan Branco : En même temps, cette intégration crée un fossé encore plus grand entre les pouvoirs établis et la société, et rend encore plus difficile la compréhension de la politique pour les européens.

Noam Chomsky : Pour d’autres raisons. Certaines dynamiques de cette Europe « intégrée », s’apparentent à une violente attaque envers la démocratie populaire. Les décisions sont prises à Bruxelles, par des bureaucrates et la Bundesbank, et sont imposées aux pays membres. Quand Monti a été élu en Italie, le peuple n’avait pratiquement pas eu son mot à dire. C’est venu de Bruxelles. Quand le Premier ministre grec, Papandreou, a eu l’effronterie de suggérer qu’il serait bien de demander au peuple : «Voulez-vous de ces politiques ?» Ça a été la furie dans toute l’Europe. « Comment osez-vous demander au peuple? » Tout ça est décidé par les hommes responsables à Bruxelles! » Même le journal de Wall Street a publié un article qui démontrait que peu importe le parti politique au pouvoir en Europe, de droite à gauche, les politiques étaient toujours les mêmes. Ces politiques ne proviennent pas des pays-membres, bien entendu. Mais c’est un autre sujet.

Traduction par Marion Soncourt

Transcription par Roselyne Liberge

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